Martin Winckler est médecin et écrivain. Né en Algérie, il grandit en France et part vivre un an aux États-Unis avec AFS juste après son bac en 1972. Diplômé de la faculté de médecine de Tours en 1982, il s’installe dans la Sarthe et devient médecin généraliste. Il publie son premier roman, La Vacation, en 1989 et signe le début d’une longue série de romans sur le thème de la médecine. Emigré au Canada depuis 2008, il se consacre aujourd’hui pleinement à la littérature.

 

Vous avez effectué un séjour d’un an aux États-Unis avec AFS en 1972, votre bac en poche. Pouvez-vous nous dire ce qui vous a poussé à partir, et pourquoi cette destination ?
J’allais tous les étés en Angleterre et j’étais fasciné par la culture américaine : je lisais de la science-fiction, des romans policiers, des comic-books, je regardais des films américains. Le frère d’une de mes camarades de classe avait passé une année à Chicago avec l’AFS. L’été qui a précédé ma classe de terminale, sa sœur américaine Jane est venue passer quelques jours à Pithiviers, et j’ai passé une journée avec elle. Le soir, après l’avoir raccompagnée, je suis allé voir mon père et je lui en ai parlé. Il lui a fallu un certain temps pour accepter que je postule (il était inquiet de me voir partir un an aussi loin) mais finalement, ça s’est fait. Le processus de sélection était plus « classique » qu’aujourd’hui (autoportrait, interviews devant une demi-douzaine de personnes, dossier scolaire) mais j’ai eu de la chance, on m’a pris.

Vous dites qu’en France, il vous fallait choisir : médecin ou écrivain. Aux États-Unis, cela n’a paru bizarre à personne que vous souhaitiez faire les deux. Comment expliquez-vous cette différence culturelle ?
Dans les pays anglo-saxons – et les pays jeunes, en général – la société n’est pas compartimentée comme en France, où on n’est censé faire qu’une seule et même chose toute sa vie. L’une des choses qui m’ont le plus frappé en arrivant dans ma famille américaine, les Stainer, c’est qu’ils avaient déjà déménagé deux fois et que le père en était (volontairement) à sa troisième carrière, alors qu’il n’avait pas cinquante ans. La mobilité, la souplesse, la prise de risques étaient choses normales. La tolérance et le respect beaucoup plus grands également. J’étais stupéfait que tout le monde me dise bonjour dans la rue, et que les lycéens appellent les Janitors (les membres de l’équipe d’entretien) de la High School par leurs prénoms… Le Minnesota, où j’ai passé une année, était américain au meilleur sens du terme :  habité par des gens calmes, ouverts, progressistes. Je ne pouvais pas mieux tomber.

Qu’avez-vous appris de cette année passée aux États-Unis, d’un point de vue personnel ?
À peu près tout : à avoir confiance en moi et à ne pas être arrogant ; à taper à la machine et à traduire ; à adopter une attitude scientifique et à me documenter ; à chanter dans une chorale et à faire du théâtre ; à poser des questions aux enseignants et à valider mes réponses. Et j’ai aussi vu qu’on pouvait soigner de manière respectueuse (le père d’une amie soigné pour cancer), j’ai assisté à des obsèques, j’ai participé à un voyage de lycéens à la Maison Blanche, au Département d’Etat et au Pentagone… J’ai fait énormément de choses.

Diriez-vous que cette année à l’étranger avec AFS a été importante, voire décisive, pour la suite de votre carrière ?
Je pense qu’elle a été cruciale : parce que j’ai compris beaucoup de choses sur la culture américaine et appris à lire et à parler l’anglais couramment, beaucoup de portes m’ont été ouvertes en tant que médecin et en tant qu’écrivain. Si j’ai utilisé un ordinateur dès 1988 et eu un accès internet dès 1995, c’est dans cette mouvance. La traduction, l’écriture scientifique, l’écriture tout court doivent énormément à cette année et à la manière dont on m’y a (très bien) traité.

Vous avez exercé la médecine en France de 1983 à 2008 et vous vivez aujourd’hui au Canada. Qu’est-ce qui a motivé ce choix de partir et pourquoi le Canada ?
L’espace mental y est plus vaste. Et l’herbe n’est pas plus verte qu’en France, mais je peux m’allonger dessus sans que personne y trouve à redire. Plus sérieusement : l’état de la réflexion sur l’éthique médicale a cinquante ans d’avance sur la France. Je pouvais continuer à être un écrivain en France, mais je ne pouvais plus continuer à être médecin dans le système de pensée qui y règne. J’ai choisi le Québec pour des raisons linguistiques (mes enfants ont pu continuer des études en français tout en apprenant aussi à parler l’anglais ) mais aussi parce que le Canada est le pays le plus proche, « atmosphériquement » parlant, du Middle-West où j’ai passé mon année AFS. L’état d’esprit est pacifique. C’est ce que je voulais. Il n’y a rien de pacifique dans l’atmosphère actuelle en France, et dès 2005-2006, je voulais partir. J’ai saisi l’occasion en postulant à une bourse de recherches à l’Université de Montréal, puis en demandant la résidence permanente.

Vous critiquez vertement le système d’enseignement de la médecine en France. Est-ce que le Canada représente pour vous un modèle dans ce domaine ?
Certainement, mais il n’est pas le seul. Les Britanniques, les Hollandais, les Américains, les Scandinaves ont d’autres critères d’enseignement, le premier (et le plus important) étant que le patient doit être respecté avant tout. La médecine française est encore extrêmement paternaliste, ce qui se traduit par un mélange d’arrogance, de mépris et de préjugés dans les paroles et le comportement de trop nombreux médecins. Bien sûr, ce genre de choses existe aussi au Canada, mais il ne semble pas « normal » et il est dénoncé au sein même des facultés de médecine. Le simple fait que j’aie été embauché pour participer à l’enseignement, de manière modeste mais pour moi très importante, à McGill et à Ottawa est très significatif : je n’ai pas eu les mêmes propositions en France.

Vous publiez un premier roman, La Vacation (P.O.L, 1989), à propos de l’avortement. Plusieurs de vos ouvrages, jusqu’au dernier, Les brutes en blanc (Flammarion 2016), traitent de l’activité médicale. Comment avez-vous finalement concilié vos deux activités tout au long de votre carrière ?
J’ai travaillé comme médecin de famille et hospitalier à temps plein pendant 10 ans (1983-1993). Pendant la même période (jusqu’en 1989) j’étais rédacteur, puis rédac-chef adjoint d’une revue importante, la revue Prescrire. Alors j’ai beaucoup travaillé. A partir de 1993, j’ai travaillé comme médecin à temps partiel à l’hôpital, ça m’a permis de gagner ma vie en écrivant, d’abord comme traducteur, puis comme écrivain à temps complet à partir de 1998 et du succès de La Maladie de Sachs (P.O.L, 1998). Exercer à temps partiel permet de se décharger de beaucoup de soucis matériels (car on gagne beaucoup moins d’argent…) et d’envisager le soin autrement. En un sens, c’est le fait que j’ai pu gagner ma vie en écrivant qui m’a permis de réfléchir à la pratique médicale de manière plus détendue.

AFS tente de former des citoyens du monde conscients des enjeux globaux. Diriez-vous que nous sommes sur le bon chemin, de manière générale, mais aussi particulièrement dans les domaines qui sont les vôtres, à savoir la littérature et la médecine ?
Je pense que tous les échanges sont bons pour nous faire prendre conscience des enjeux planétaires. Et bien sûr, l’internet et les réseaux sociaux ont changé beaucoup de choses. Mais rien ne vaut, à mon avis, l’immersion dans un milieu totalement différent : on apprend réellement à penser autrement, et pour ça, l’expérience AFS me semble incomparable. Je l’ai vue en accueillant moi aussi deux AFS, une jeune finnoise et une jeune néo-zélandaise. Ça a été une expérience marquante aussi bien pour moi que pour ma famille.
Aujourd’hui, quand je me retourne sur ma vie, je vois, comme tout le monde, un certain nombre de choses que j’aimerais avoir faites autrement. Mais si je pouvais voyager dans le passé pour revivre cette année AFS à Bloomington, Minnesota, je le ferais sans hésiter une seconde. C’est l’une des meilleures choses qui me soient arrivées.